dimanche, 31 octobre 2010
Mal de pieds
Pour se rencontrer il faut d’abord se croiser ; pour se croiser il faut se trouver au même endroit, à la même heure et sensiblement dans deux directions opposées. Ce n'est que de cet instant-là que la rencontre est possible en brisant le sens du mouvement inducteur pour en faire un mouvement déducteur à la mesure de la grandeur d’un étonnement ou d’une surprise qu’il faut avoir perçue, sinon c’est lettre indifférente ou morte. Ainsi, on croise une multitude de gens sans qu’il y ait pour autant de rencontre.
Depuis un bon bout de temps, j’ai remarqué qu’il y a un rythme dans le croisement des gens (pas la rencontre : le croisement des gens) et cela m’intrigue. Il arrive souvent de croiser des personnes alors qu’on se rend quelque part pour une course ou un rendez-vous et que lorsqu’on revient de cette course ou ce rendez-vous, on croise, en sens inverse, la même personne qui, elle, a eu aussi sa course ou son rendez-vous, et sensiblement -- à quelques dizaines de mètres près -- au même endroit. Cela arrive assez souvent, dès lors, bien sûr, où on n’a pas le nez dans le guidon de la vie quotidienne ou les yeux au-dessus de grosses poches de fatigue pour pouvoir le remarquer. Le temps, l’espace de temps entre les deux événements n’a pas de règle précise : il peut être de l’ordre de la vingtaine de minutes aux deux heures bien tassées. Mais pendant tout ce temps, il s’est passé deux choses de totalement différentes, dont un des résultats est ce re-croisement furtif. Amusant, non ?
Si je ne me suis pas encore arrêté, c’est que je ne sais pas trop ce que je pourrais faire avec précisément ces personnes, sinon que leur poser des questions qu’elles ne comprendraient pas, je suppose. Je suis un peu bête, parfois, je l’avoue, ou pas assez courageux. Et pour ce qui est d'aborder une femme, dans de telles conditions, c’est comme si vous alliez, pour elle, directement lui demander de lui monter dessus, en ces temps de liberté chérie, ou plus simplement vous porter au devant de recevoir un dédain, un mépris ou une moquerie à vous cacher sous terre pour une simple affirmation : « je vous ai croisée tout à l'heure et croyez bien que cela m'intrigue ».
Bien sûr que cela m’intrigue de l'avoir remarquée ! Si je réfléchis « prédestination », je ne vois pas où elle me mènerait dans l'impasse que j'ai dite tout à l'heure ; si je réfléchis « hasard », ce croisement n’a aucun intérêt en soi : il se passe, sans plus et sa fréquence est de l’ordre de la courbe de Gauss matérialisée par l’aboutissement de plusieurs billes tombant d’une hauteur et retardées par des obstacles régulièrement disposés ; si je réfléchis « humain », je n’ai pas de réponse sinon que de dire : « ça arrive ! » à quoi je réponds : « Oui, mais, à une telle fréquence ? » car il arrive certains jours où on croise trois fois la même personne qui vous était auparavant inconnue.
Les croisements sont donc nombreux, repérables et fréquents, mais, bien que tributaires de ces croisements, les rencontres sont d’un autre ordre. Et là aussi, il y a des choses à remarquer. Il y a des périodes où on croise telle ou telle personne et on se doute bien qu’il y a comme une politique derrière tout ça dont on est le sujet, parfois bénéficiaire ou maléficiaire, ou bien elle de quelque chose de vous. C’est très lol ! Il y a comme un message à transmettre de l’un à l’autre, à un moment donné dont on ne doute pas, lorsqu’il est bénéfique, qu’il est tout à fait opportun et le contraire dans le cas contraire… mais qui est Là pourtant ! En y songeant un peu, on se dit qu'il est évident que, dès ce moment où l’on est un sujet de l’humanité, l’humanité se manifeste à vous en tant qu’objet intégrant. Mais pour autant, on ne rencontre pas n’importe qui n’importe quand !
Très lol, comme je disais tout à l’heure. Je ne vois pas cela comme un fortuit, bien que j’y sois obligé par la nature du hasard (billes-chemin-obstacles) ; disons que j’aimerais bien que cela ne soit pas fortuit pour me sentir comme intégré dans une immense toile de relations dont je ne suis pas toujours à même de percevoir l’enchevêtrement ou les relations causales, car ça me fait comme du bien de ne pas me sentir seul dans ce grand tout, ce grand chaudron qui contient une soupe si bigarrée, polyglotte et multiculturelle, où je le suis pourtant, affectivement. C’est se placer comme centre du monde en sachant qu’on ne l’est pas, et supposer que tout le monde se pose en centre du monde en sachant qu’il ne l’est pas ; simplement pour tenter de répondre à une question qui pourrait très bien ne pas être formulée puisqu’elle ne tient que sur l’hypothèse que l’on est le centre du monde alors qu’on sait très bien qu’on ne l’est pas tant !
Et pourtant, s’il n’y avait pas ces croisements, il n’y aurait pas de rencontre possible. La rencontre comme résultat d’un croisement particulier mène à penser que le croisement a pour but la rencontre, parfois ; selon des critères que je cherche à percer ! Imaginons que je réussisse à rendre translucide ce phénomène du croisement, combien de croisements ne provoquerai-je pas pour que les gens se rencontrent ! Les journaux titreraient, en gras : « Le maniaque de la rencontre a encore frappé » comme chapô d’article qui contiendrait en gros ceci : « Encore une fois, le maniaque de la rencontre a frappé : muni de sa théorie qu’il pense, ce fou, infaillible, il a encore poussé deux personnes à se rencontrer. Hélas, ne maîtrisant qu’à moitié son sujet, cette rencontre s’est encore soldée par une rupture : les deux personnes, initialement bien disposées l'une à l'autre, les yeux en larmes, le cœur blessé, ont dû se séparer pour partir dans des directions opposées, l’une au couchant, l’autre au levant, une main tenant un mouchoir et l’autre le vague à l’âme comme le couteau damassé des émotions fortes dont elles ont fait usage, tâché de sang cordial. Pourquoi donc, tel de piètres journalistes ou les politiques à l'âme morte, ne retient-il pas de la rencontre que le but, le peu qu'ils savent vivre ne leur permettant pas d'y percevoir davantage que les fins, pour que, comme eux, avant la fin, il n'y ai rien ? Ni la découverte, ni l'aventure du vécu, celle des approches, l'évolution et les changements, l'adaptation volontaire et celle, curieuse, involontaire dont on retire parfois des délices insoupçonnés ou des erreurs qui se retournent à vous comme des claques cinglantes, les imaginations fausses et les intuitions géniales, les déductions faramineuses et les totaux abruptement brutaux, les tentatives de solutions, leur échec comme leur réussite, les bonheurs fugaces et leur tenace persistance, ces douloureuses expériences qui s'effacent comme la brume au soleil qui se décide enfin à apparaitre, en bref la masse — dont on ne pourrait se dispenser de vivre sinon que mort — de l'histoire de ces personnes, qui se trouve à leur yeux dépourvue d'existence compréhensible ou plus simplement, plausible ou envisageable, si fatigués qu'ils sont d'avoir si peu vécu tant de petitesses ! Quand allons-nous arrêter cette folie qui crée tant de malheur dans nos foules de solitude ! Que fait la police des solitaires ! Pourquoi amener les gens à vivre vraiment ce qu'ils ont dans le cœur et qui peut avec tant d'aisance apporter accessoirement le bonheur autant que le malheur ? Combien devrons-nous subir de ses lacunes que ce démoniaque nous montre, acerbe, dans la gouverne communication mentale, dans les brochures et les sites ad hoc, dans la presse et la télévision qui n’en parlent pourtant quasiment jamais ou de manière si vicieuse ! Elles en parlent déjà trop, de cette tendance qu’ont les gens à se laisser emporter par la moindre des poésies malhabilement placardée sur les murs léchés par l’ombre sombre de nos villes. Nos efforts pour rendre malade la rencontre, en réussissant que les gens ne se croisent que toujours, sans fin occupés à une occupation inexorable et futile, resteront-ils vains tant de temps ? Que cesse cette infamie, que l’on passe à l’autodafé cette théorie mortifère pour notre morale ! Que cela cesse ! Que l’on nous protège de la rencontre ! ».
Hélas, croyez bien que si je pouvais être un tel bandit, je me donnerai avec plaisir à une telle vergogne, d’autant que je serais moins seul… encore qu’on affirme souvent que le cordonnier est le plus mal chaussé.
10:00 | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : politique, poésie, rencontre, solitude
Commentaires
Merci, c'est vraiment gentil !
Écrit par : Kristaristeau | mardi, 22 mars 2011
Hello. Un court passage pour vous dire que vos articles sont super ! Encore bravo
Écrit par : sauna | mardi, 22 mars 2011
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